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Un jour sans couleur

Dernière mise à jour : 9 oct. 2024



Ce matin-là, je montais pour la dernière fois dans ma voiture. Elle était vendue et l’acheteur venait la récupérer dans quelques jours. J’entamai mon marathon quotidien en poussant le chauffage pour chasser l’humidité ambiante de ma vieille auto.


C’était une journée maussade au ciel sans couleur qui n’en finissait plus de ruisseler. Il pleuvait depuis des jours d’une pluie drue et régulière comme un robinet qu’on a oublié de fermer. Les routes étaient détrempées, les sols étaient gorgés d’eau, les fossés débordaient de partout et les rives reculaient. Dans cette plaine de Saône, les habitants n’y prêtaient même plus attention, habitués aux sautes d’humeur de leurs cours d’eau. Je décidai néanmoins d’emprunter les axes principaux au détriment de mes petites routes habituelles et je me concentrais. Glisser était inenvisageable, car à certains endroits il y avait de l’eau de chaque côté ; le plongeon était assuré.


J’enchainais toute la journée les déplacements entre mes malades, sur des départementales de plus en plus hasardeuses avec une visibilité de plus en plus réduite. En fin d’après-midi, je m’arrêtai à la maison de retraite où l’une de mes patientes avait été admise récemment. La directrice m’avertit dès mon arrivée de ne pas m’attarder plus que nécessaire. Elle était inquiète, car l’eau n’avait cessé de monter toute la journée, lentement, inexorablement et la rivière voisine s’était transformée en un épais fleuve boueux. Sa masse sombre s’étalait et avalait toute l’herbe des prés sur son passage se rapprochant dangereusement de la route qui la séparait de l’EHPAD.

Il faisait très sombre quand je remontais dans ma voiture. Les champs étaient passés de marécageux à immergés. La pluie avait encore redoublé d’intensité et balayait la plaine maintenant liquide et agitée de remous. Un frisson me parcourut l’échine, mes cheveux étaient restés humides toute la journée. Dans une petite heure, je serai chez moi. Il ne me restait qu’un dernier patient à visiter. Le tonnerre au loin venait maintenant amplifier le bruit de l’eau qui giflait les vitres, accompagné du grincement des vieux essuie-glaces. Je connaissais parfaitement la route, mais malgré moi, la crainte s’insinuait tout doucement. Je ne voyais plus grand-chose, la nuit était quasiment tombée. Les yeux rivés sur le pare-brise et les mains crispées sur le volant, j’avais l’impression de traverser une cascade sans fin.

Je mis une station où il y avait de la musique pour me détendre. Et je me trompais de route. Enfin, ma voiture prit le chemin habituel, sans que je m’en rende compte. Je ne me souviens plus du panneau qui indiquait que la route était barrée. Soudain, ma voiture stoppa brutalement comme si j’avais heurté un tas de sable et cala. Je m’aperçus alors que je ne me trouvais plus sur la grande route. Je redémarrai, appuyai sur l’accélérateur en même temps que je coupai la radio.

Je sentis que je roulais dans l’eau. À travers la pluie qui ruisselait sur le pare-brise, je n’apercevais plus que des reflets d’un noir luisant. Je confondais la route et l’eau et par intermittence des éclairs déchiraient les ténèbres de lueurs violettes. La trouille me prit sur cette route pourtant très familière. Je ne distinguais plus l’accotement. Je continuais pourtant de rouler tout doucement. Impossible de faire demi-tour. Peur de caler de nouveau ou de tomber dans un fossé. J’entendais les battements de mon cœur dans mes oreilles et je m’empêchais de respirer pour mieux me concentrer — C’est rien, juste un endroit où l’eau a débordé par-dessus la route — j’allai lentement pour ne pas noyer le moteur tout en m’arrachant les yeux à essayer de distinguer les bords, mais tout semblait liquide et mouvant.

Puis d’un coup je ne sentis plus rien, le contact du sol dans le volant disparut, la voiture se souleva légèrement et commença à tourner sur elle-même, comme dans un manège quand on tourne le volant, mais que ça va toujours dans le même sens. Je m’affolais, tournais le volant, dans un sens, puis dans l’autre, n’osant plus accélérer. Freinais. Ne maitrisais plus rien. La pluie redoublait de violence, l’orage s’acharnait maintenant au-dessus de moi , pendant que ma voiture flottait dans le noir au milieu de nulle part.

La terreur monta d’un coup en même temps que l’eau à l’intérieur de l’auto. Ballotée de toute part, les pieds dans l’eau, les mains agrippées au volant, je restais figée plusieurs secondes. D’une main tremblante, j’attrapai la manivelle sur la portière et baissai un peu la vitre. Respirer de l’air trempé, mais frais, reprendre mes esprits, réfléchir, réfléchir vite, enlever la ceinture de sécurité pour me mouvoir, allumer le plafonnier pour me rassurer. Combien de temps encore avant que je ne sois emportée par le courant ?

Je ne m’imaginais pas la bouche et les yeux pleins d’eau sale.

Je ne savais plus ou je me trouvais, la voiture flottait en tournant sur elle-même, telle une valseuse.

Je n’osais pas ouvrir la portière, de peur que l’eau s’engouffre encore plus vite à l’intérieur. J’entendais le bruit effroyable de l’eau qui tourbillonnait. Puis l’eau arriva en trombe, incontrôlable, se fracassant contre la tôle. La voiture allait être emportée et moi avec.

Si je restais assise là, j’allais me noyer.

D’un bond, je m’accroupis sur le fauteuil.

Puis il y eut un choc. Violent.

Qui me fit heurter le front sur le volant.

L'auto s’immobilisa. Les phares, toujours allumés, mais tremblotants, éclairaient un énorme tronc d’arbre que les eaux en furie avaient abattu.

Ma voiture s’était plaquée tout contre.

Je n’avais plus beaucoup de temps.

L’eau glacée continuait de monter à l’intérieur de l’habitacle.

Dans quelques minutes, ce serait le noir complet. Le filtre à air allait s’étouffer, le moteur allait se couper, les phares et le plafonnier s’éteindre. Je n’avais plus qu’une solution, grimper sur le toit.

Épouvantée et transie, je me décidai.

Au moment où je me penchais pour saisir mon sac qui barbotait dans une bouillasse noire, au milieu de tout mon matériel médical, mes yeux s’arrêtèrent sur la boite à gants béante, faiblement éclairée de l’intérieur. La vieille CIBI que j’avais achetée durant mes années d’étudiante avec la voiture s’y trouvait encore. L’eau ne l’avait pas encore atteinte. Elle semblait intacte. Un miracle. Je la branchais à l’allume-cigare et tournai le bouton on/off qui devint vert aussitôt. Le grésillement significatif de la CIBI retentit à l’intérieur de la voiture ; j’appuyai affolée sur le micro en hurlant allô de désespoir. Seul un grésillement sourd me répondit. Je recommençais. Je criais, affolée, les lèvres collées sur le micro. Puis le moteur s’arrêta subitement. Ma voiture me lâchait. J’entendais l’eau clapoter sous le volant. J’appuyais sur le bouton du micro une nouvelle fois : « Au secours, je vais me noyer. Y a de l’eau partout ! Venez m’aider, je vous en supplie. À l’aide » ! J’implorais, je suppliais, les larmes d’angoisse et d’impuissance inondant mon visage.

Ma main se posa sur le boitier de vitesse et frôla l’eau glacée ; je hurlais.

Je n’avais plus le choix, il fallait que je grimpe sur le toit.

Plus que quelques secondes avant que la CIBI ne devienne prisonnière de l’eau boueuse. Le fracas de l’eau contre la voiture, les branches mortes et les débris de toute sorte, tourbillonnants, venaient heurter mon fragile refuge de plein fouet me faisait sursauter violemment.

Dans un élan désespéré, j’enfonçais de nouveau le bouton de la CIBI et hurlait pour couvrir le bruit de l’eau. Un gout de bile dans la gorge, le corps tremblant, j’allais lâcher l’appareil, abandonner quand le grésillement cessa et une voix masculine surgit du néant : « Je te vois, je te vois, ne panique pas, je suis sur la nationale, pas loin de toi, est-ce que tu vois mes phares » ?

Je recollais aussitôt le micro à ma bouche, et sans reprendre mon souffle, le plus vite possible, je balançais, toujours en criant, toutes les informations possibles. « OK, ne bouge pas, je viens te chercher, ne t’inquiète pas je vais te trouver… du renfort… je reviens, je te promets que je reviens te chercher… »

Sauvée, j’allais être sauvée, je n’allais pas mourir dans ces eaux noires et saumâtres ; j’en aurai presque crié de joie et en même temps j’entamais les minutes les plus longues de ma vie, des minutes qui parurent des heures. J’actionnai la manivelle pour baisser la vitre complètement. Le bruit sourd de l’eau grondante me ramenant brutalement à la réalité ; je n’étais pas encore sortie d’affaire. Je me levai le plus doucement possible ; l’eau était arrivée jusqu’au siège, je vis mon sac à main flotter à côté de moi au milieu des seringues, des flacons et des compresses, je l’attrapai d’une main, l’autre main toujours serrée sur le micro et je m’assis sur le bord de la fenêtre ; la voiture tanguait.

Les phares s’éteignirent d’un coup et mon cœur tomba comme une pierre dans ma poitrine. Le plafonnier se mit à décliner doucement puis s’éteignit complètement lui aussi. La pluie glaçante et la nuit hostile m’empoignèrent alors comme pour m’entrainer dans les eaux funestes qui m’entouraient. Un raz de marée s’était abattu sur ma campagne familière, sur mes routes vertes et ensoleillées. Je ne reconnaissais plus rien, je n’y voyais plus rien, gelée, terrorisée.

La CIBI s’arrêta de grésiller à nouveau, puis une voix de femme à peine audible maintenant : « Vous êtes toujours là ? Ça va aller, des hommes arrivent pour vous secour… », puis plus rien.

Seule, j’étais toute seule. Prisonnière de la nuit et des eaux belliqueuses. Je priais pour que ma voiture reste accrochée au tronc d’arbre. Je laissais tomber le micro et m’accrochais de toutes mes forces à la voiture pour me hisser. J’étais trempée de froid, mes mains glissaient sur le toit visqueux, je tenais comme je pouvais. Tétanisée et à bout de force, je restais assise sur le rebord de la portière.

Enfin j’aperçus deux lumières qui tremblotaient à la surface de l’eau. Puis je pus distinguer des voix chaudes et puissantes qui m’appelaient.

Cette fois j’étais sauvée, il s’en était fallu de peu.

Je me trouvais à une centaine de mètres de chez mon dernier patient.

Le tronc d’arbre m’avait protégée.

Ma voiture fut récupérée le lendemain. Elle eut même l’audace de redémarrer quelques jours plus tard.



— Juillet 2019 —


(Texte inspiré d’une histoire vraie - Saône & Loire - Début des années 90)

 
 
 

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