Réminiscence
- Florence Clémente
- 27 nov. 2022
- 5 min de lecture
La chaleur était étouffante quand il entra. La mère attendait debout, le manteau ouvert, l’air égaré. Elle avait encore une fois perdu le fil de ce qu’elle était en train de faire.
— Eh où vas-tu comme ça avec ton panier ? lui demanda son fils en passant la porte.
Elle l’observa d’un air effaré, mis quelques secondes à le reconnaitre. Rassurée, son visage s’éclaira.
— Eh alors, répéta-t-il en lui prenant la liasse de billets qu’elle tenait serrée dans ses mains tremblantes.
— Du lait, c’est pour du lait, bredouilla-t-elle.
— Du lait ? mais tu en as plein ton frigo dit son fils en regardant à l’intérieur. Il referma la porte du réfrigérateur. Ses épaules s’affaissèrent un peu quand il se tourna pour faire face à sa mère.
— Tu n’as pas besoin de tout cet argent pour acheter une bouteille de lait, la réprimanda-t-il gentiment ; elle est où ta petite boite en métal ?
Elle le regarda sans sembler comprendre ce qu’il lui demandait ; puis sans bouger d’un pouce et fixant le mur en face d’elle, elle murmura de sa voix chevrotante :
— A sa place, je crois, je ne l’ai pas touchée.
Il se mit alors à chercher fébrilement dans les tiroirs sans avoir retiré sa veste ni son écharpe. Il venait presque tous les jours par obligation mais ne restait pas. Il surveillait son frigo, parlait avec les infirmières, racontait deux ou trois banalités à sa mère puis repartait d’un pas lourd. Et l’angoisse le reprenait jusqu’au soir, jusqu’au lendemain. La voir se dégrader physiquement l’avait attristé mais comprendre que l’esprit de sa mère et ses souvenirs s’effritaient de jour en jour le déstabilisait complètement — Encore combien, de temps avant qu’elle ne me reconnaisse plus — se demandait-il chaque fois qu’il la quittait, la laissant seule, démunie. Elle n’entendait plus grand-chose, n’y voyait plus très bien. Peinant à se déplacer, elle ne pouvait plus lire et à peine regarder la télévision. Il imaginait ses journées longues, interminables et ennuyeuses où elle essayait tant bien que mal de reconstituer des bribes de souvenirs et de les rassembler tel un puzzle. Pendant des heures elle observait les cadres photos que sa petite fille avait posé sur la commode. Il y avait des photos de ses filles, de son fils, de leurs enfants et petits-enfants. Elle ne se rappelait plus qui ils étaient, mélangeait les noms.
— Et toutes ces photos que tu m’as mises là, demandait-elle parfois à sa petite fille, je suppose que si tu me les as mis là c’est que c’est des gens de ma famille ?
— Mais oui mémé, regarde donc sur cette photo, tu vois bien, là c’est moi.
— Oui là je te reconnais mais à côté de toi c’est qui ?
— Eh bien c’est mon mari et mes enfants, tes arrières petits-enfants, mémé.
La vieille se penchait alors sur les autres cadres, les scrutait en silence, réfléchissant profondément, puis se tournait vers sa petite fille et invariablement lui répétait qu’elle ne connaissait pas les autres. Les visages ne lui disaient plus rien. Mais elle était contente d’avoir toutes ses photos, elles les trouvaient jolies et ça lui donnait l’impression d’avoir de la compagnie.
— Je ne trouve pas ta boite, mais enfin où l’as-tu mise ? C’est pas bien grand ici, comment peux-tu tout perdre ? la gronda son fils.
Elle haussa les épaules comme une adolescente insouciante et d’un air de dire — Mais c’est quand même pas de ma faute si tu ne la trouves pas — Son fils finit par la récupérer, abandonnée sous la table, ouverte et vide. Elle avait dû la faire tomber et ne s’en rappelait plus.
— Voilà, dit-il en se relevant, elle était là. Regarde maman, je remets l’argent dedans et je la range dans ton tiroir à sa place habituelle.
— Je ne peux donc pas sortir ? lui demanda-t-elle alors, presque implorante.
— Non, tu ne sors pas juste pour du lait et il fait très froid aujourd’hui. Il faut que tu restes au chaud.
— Et alors, tu l’as retrouvée ?
— Mais quoi donc maman ?
— Bin la petite boite que tu cherchais…
Son fils soupira et repris patiemment :
— Oui je l’ai retrouvée, tiens je viens de la ranger, là, regarde.
Il lui ouvre à nouveau le tiroir et lui montre.
La vieille n’a pas bougé. Son regard est redevenu à nouveau inexpressif. Elle n’a toujours pas quitté son manteau oubliant qu’elle venait de le mettre. Elle est toujours au milieu de la pièce et attend.
Elle regarde son fils et lui dit :
— C’est bon ? Tu l’as retrouvée ?
— Qu’est ce que j’ai retrouvé, maman ?
— Bin ce que tu cherchais tout à l’heure, lui répond-elle ne se rappelant même plus ce que son fils était en train de chercher.
Il se rapproche d’elle et entreprend avec des gestes doux de lui enlever son manteau. Cet homme dur, intransigeant et inflexible est plein d’une mansuétude immense pour cette mère qui malgré ses rides, son dos vouté, son bredouillement, ses hésitations, l’attendri comme une petite fille. Elle se laisse faire comme une enfant. Elle le regarde. Lui, il dérobe son regard pour éviter à ses yeux de s’embuer de larme. Il s’occupe et s’affaire tout autour d’elle.
Puis quand il a fini, il dit :
— Mais comment tu t’es coiffée aujourd’hui, maman ? tout en la repeignant maladroitement avec ses doigts. Elle lui sourit.
Son regard est alors attiré par un papier qui git sur la table devant elle.
— C’est rien, maman, la rassure-t-il en suivant des yeux l’endroit où elle regarde. Ce n’est qu’une facture de téléphone.
— Eh tu me poses ça sur la table comme si c’était moi qui devais la payer ? Cette fois c’est elle qui le raille. Elle n’a pas perdu son humour. C’est toujours ça, se dit-il pour se rassurer ; il lui répond du tac au tac :
— Evidemment que c’est toi qui dois la payer ! C’est pour ton téléphone !
Elle est toujours debout et semble réfléchir à nouveau intensément. La scène qui vient d’avoir lieu est déjà effacée de sa mémoire défaillante ou rangée dans un endroit improbable de son cerveau.
Elle le consulte du regard, attend qu’il parle, les bras ballants. Lui ne dit rien, ne sait plus quoi dire. Soudain une minuscule lueur brille à nouveau au milieu de ses prunelles éteintes.
Elle sait, elle sait ce qu’elle va dire, elle se souvient :
— Et alors, tu l’as retrouvée, prononce-t-elle triomphante, une énième fois.
Cette fois il ne répond pas à sa question. Tristement il la regarde. Elle comprend et elle lui dit :
— Je t’ai déjà posé la question, c’est ça ?
— Oui maman mais c’est pas grave, je vais aller te chercher du lait, d’accord ?
— Mais enfin, tu sais bien que je n’aime pas le lait ! je te le répète à chaque fois, rouspète-t-elle maintenant.
— Je viens te chercher demain pour manger à la maison, tu vas t’en souvenir ?
— Eh des fois tu me parles comme à une gaga, un peu que je m’en souviens.
— Alors à demain, maman, dit-il en l’embrassant affectueusement.
— Oui c’est ça, le houspille-t-elle, à tout à l’heure.
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