'' N'abandonne jamais ''
Extrait du livre autobiographique de Geneviève Reynaud
Partie 1 - Une histoire d’hommes
[…] La genèse de ma vie commence par une histoire d’hommes. Celle de mon grand-père Julien tout d’abord puis celle de mon père, Jacques. Deux hommes de caractère, travailleurs acharnés, tenaces et courageux.
Julien, né trois ans avant le début du vingtième siècle, participe à la Première Guerre mondiale puis s’installe comme bourrelier à Louhans en 1933, durant cette période trouble que l’on nomme La Grande Dépression. C’est une décennie ténébreuse qui a commencé avec la crise financière de 1929 et qui est marquée par le chômage, la pauvreté, l’amplification de la crise économique, la montée des extrémismes et les tensions internationales. Les prémices d’une nouvelle guerre se font lourdement sentir, mais épargnent relativement les villes de province et la campagne où l’on vit encore au rythme du pas des bovins et des chevaux. Louhans, petite bourgade de la plaine de Bresse, est située aux confins du département de la Saône-et-Loire à la limite de l’Ain et toute proche des contreforts du Jura. Louhans, cité médiévale et commerçante, est notamment réputée pour son patrimoine gastronomique avec sa célèbre Volaille de Bresse.
À cette époque, il y a plusieurs bourreliers à Louhans. Julien y fabrique et répare les colliers de chevaux et en général tout le matériel nécessaire aux éleveurs et utilisateurs de bovins ou d’équidés. Le cœur de son activité étant la réalisation de harnachements sur mesure. Mon grand-père avait de l’or dans les mains, c’était un artiste qui réalisait des pièces magnifiques. Je me souviens avoir appris à confectionner un fauteuil simplement en le regardant travailler. Il transmettra d’ailleurs son habileté à mon père plutôt doué lui aussi. De bourrelier à sellier-garnisseur, il n’y a qu’un pas puisqu’il se mettra également à travailler le cuir, le tissu, la bâche. Outre les harnais de culture et de camionnage, sa petite entreprise se spécialisera ensuite en garniture de voitures.
Bien avant de reprendre la bourrellerie Boulard, Julien et sa première épouse, Mélanie, tiennent un bar dans la rue des Arcades. Ce métier ne l’intéressant pas plus que ça, il fait alors son apprentissage de bourrelier auprès de l’un de ses frères ainés à Saint-Germain du bois. La collaboration ne se déroule pas très bien, car son frère Ernest est un homme très dur. Julien se fait donc embaucher comme ouvrier chez Marius Berliet à Lyon avec pour objectif de se spécialiser en garniture automobile. De condition plus que modeste, il est sans argent le premier jour où il arrive dans la ville des frères Lumière. Il passera sa première nuit sous une porte cochère, et au petit matin des habitants lui offriront un verre de lait. Quand enfin il recevra sa première paye, il pourra se trouver une chambre. Chez Marius Berliet, Julien gagnera plutôt bien sa vie. Une partie de son salaire servira notamment à l’entretien du ménage et l’autre sera épargnée. Lorsque Julien rentra de Lyon définitivement, pour s’installer comme bourrelier, il se rendit compte que l’argent que sa femme devait mettre de côté avait été entièrement dérobé par l’une de ses belles-filles.
Julien a épousé ma grand-mère Mélanie en 1921. Je ne l’ai pas connue, car elle est décédée en 1946. Mélanie avait onze ans de plus que lui et était déjà maman de trois filles, Jeanne, Suzanne et Marguerite. Jacques, mon père, vint au monde deux ans tout juste après leur mariage. Fils unique, il se retrouva donc entouré de quatre femmes, sa mère et ses trois demi-sœurs. Il passa par conséquent une partie de sa petite enfance parmi elles et s’imprégna de leur vie. Elles étaient bien plus âgées que lui. Il fut donc particulièrement chouchouté, gâté, seul petit garçon de la famille. Julien tenta tant bien que mal de mettre un peu d’ordre dans tout ça, de faire preuve d’autorité, mais sans succès. Les quatre femmes menaient leur barque à leur guise. Les trois demi-sœurs de mon père eurent d’ailleurs des vies plutôt rocambolesques. Elles partiront même vivre en Afrique. La dernière, Marguerite dite Guite, épousera Gaston Faisy, figure de la Résistance louhannaise et rédacteur en chef du journal l’Indépendant. Durant la Seconde Guerre mondiale, il œuvrera d’ailleurs à l’impression de journaux clandestins. Mes trois tantes étaient des femmes décalées par rapport à leur époque, des femmes modernes, indépendantes qui refusaient de vivre sous le joug masculin. À cela près que les temps n’étaient pas forcément favorables pour s’affranchir en tant que femme.
Mélanie décède en 1946 des suites d’une intervention chirurgicale. Julien se retrouve donc veuf à la cinquantaine. Jacques a alors vingt-six ans et est déjà l’époux de Blanche, ma mère, depuis quatre ans. La coutume n’étant pas au célibat, Julien finira par se remarier. La particularité de cette union c’est que Julien épousera Virginie qui n’est autre que la mère de Blanche, l’épouse de son fils Jacques. Mon grand-père paternel et ma grand-mère maternelle étaient donc veufs tous les deux et c’est sur l’insistance de mon père qu’ils finiront par se marier. D’après l’histoire familiale, ce serait notamment pour raisons financières, car Virginie possédait quelques biens. Julien souhaitait refaire sa vie, il avait d’ailleurs quelqu’un en vue. Virginie, pas forcément. Elle accepta sans enthousiasme. Jacques refusait que l’argent parte ailleurs. Dans cette famille l’argent c’était quelque chose. Acheter et payer sont peut-être les deux mots que mon père prononça le plus dans sa vie.
Jacques était surnommé Jacky par tout le monde. Il a d’ailleurs toujours apprécié qu’on le surnomme ainsi et surtout qu’on le tutoie. Cela lui donnait l’impression d’être accessible et jeune. Jacky marche dans les pas de son père et c’est tout naturellement qu’il va commencer à travailler avec lui. Il pourrait faire des études, mais il n’ira que jusqu’au brevet. Il pourrait même entreprendre une carrière musicale, car là aussi il excelle. Mais le métier de son père aura sa préférence. C’est un manuel, un créatif, adroit de ses mains et comme Julien et il veut travailler. Il va donc prendre en main les rênes de la petite entreprise familiale située place du Château à Louhans et dans les années soixante va lui donner un coup d’accélérateur. Il est conscient qu’il ne peut pas nourrir une famille uniquement avec des colliers, d’autant que les chevaux se font de plus en plus rares, remplacés inexorablement par les tracteurs.
Jacky avait de l’instinct. Une bonne dose de chance ajoutée à son culot suffit à lui insuffler l’idée géniale des bâches. Bâches pour les camions, stores pour les villas, mais pas seulement ! Pour les dancings également, qui étaient alors les précurseurs des boites de nuit, et que l’on nommait aussi bal parquet. C’étaient des structures amovibles et démontables couvertes par un chapiteau. Il s’agissait toujours de couture finalement. La bourrellerie-sellerie de Julien est bien trop petite pour accueillir cette nouvelle activité. Les colliers de chevaux pouvaient déborder sur le trottoir, mais pas les bâches ! Alors Jacky utilise le vaste espace qu’il a devant lui, la place du Château, comme une extension. Bien avant le plastique, c’était de la toile épaisse. Elle arrivait du nord de la France, de chez Saint-Frères, enroulée sur des tourelles très lourdes qui étaient transportées avec des diables jusqu’à la place. Elles étaient ensuite déroulées, étendues, cousues… Lorsqu’il pleuvait, la commune de Louhans laissait la salle du Palace à disposition de l’entreprise pour que le travail puisse continuer.
Julien et Jacky travaillaient avec René Volet. Un homme qui au départ avait appris le métier de bourrelier auprès de mon grand-oncle Ernest à Saint-Germain-du-Bois. « C’est un bon élément », avait dit Ernest quand un jour il suggéra à Jacky d’embaucher René. Ce qui fut fait alors que je devais avoir environ trois ans. René rejoignit Julien et mon père à Louhans pour travailler dans la bourrellerie puis au sein des ateliers, route de Branges avec son épouse Blanche. Les trois hommes s’entendaient bien et travaillaient de concert. René va faire son chemin dans l’entreprise familiale, devenant par la suite le second de mon père, son homme de confiance. À peine plus âgé que Jacky, aussi bourreau de travail que lui, il travaillait bien souvent au-delà des horaires conventionnels. Régulièrement, Jacky lui disait : « Mais qu’es-tu fous René, encore dans les ateliers » ? Jacky le raccompagnait alors chez lui à Saint-Germain du Bois en voiture. C’était souvent tard le soir. Dès que j’entendais la 4L qui démarrait, je sautais dedans et je passais tout le trajet à les écouter parler. René Volet était un homme remarquable et honnête. Il a travaillé pour l’entreprise Reynaud durant de nombreuses années. Il a pris soin d’elle comme si c’était la sienne, se substituant à mon père quand il était absent. Quand Jacky partait en déplacement dans l’une ou l’autre de ses agences, il disait à celui qui était devenu son bras droit : « René, je te laisse la maison ». Quand mon grand-père est décédé et que son logement s’est retrouvé vacant, Jacky a généreusement proposé à René de venir s’y installer avec son épouse et leur petite Chantal. De temps à autre, René venait diner chez mes parents. Je me souviens de lui comme un homme brave et très gentil.
Du jour où il commença cette nouvelle activité de bâches, Jacky ne s’arrêta plus. Se transformant en travailleur acharné. L’entreprise prit rapidement de l’ampleur et prospéra très vite. À tel point, qu’il décida de l’agrandir en construisant des bâtiments derrière notre maison, route de Branges pour y installer ses ateliers, créant dans la foulée la SARL en 1963.
Mon grand-père prit un peu peur à ce moment-là des idées de grandeur de son fils. Néanmoins, Jacky avait du nez et le vent des affaires était en train de tourner. Il a donc suivi le vent et il a bien fait. Ajouté à cela un côté charmeur, car il savait y faire avec la clientèle. À Louhans, les gens disaient de lui : « Reynaud, il est toujours souriant. Qu’est-ce qu’il est agréable » ! Il était aimable et gentil avec tout le monde. Il passait pour un homme simple et humble, refusant même de s’engager à la municipalité lorsqu’on lui en fit la proposition. À la maison, il n’était pas comme ça. Il devenait rude et difficile. Pourquoi ? Je ne sais pas. Je ne le saurais sans doute jamais. La seule chose dont je suis certaine c’est que cette rudesse cachait en partie une profonde angoisse. De plus, Jacky nourrissait des complexes par rapport à certains de ses amis qui avaient les moyens. Son rapport à l’argent était compliqué et équivoque. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles il a toujours refusé d’adhérer à quoi que ce soit pour s’enrichir ou pour le pouvoir. Il voulait réussir par lui-même tout en restant lui-même. Il attachait une grande importance à cela et en retirait une certaine fierté.
Jacky développera par la suite son activité dans d’autres villes comme Lyon, puis Valence, Saint-Étienne, Grenoble, Besançon et Chalon-sur-Saône. L’entreprise devenant une référence nationale, tous les transporteurs de la région et d’ailleurs, venaient chez Reynaud pour les bâches de leurs camions.
J'ai donc grandi dans cet univers très masculin, au milieu des bâches [...]
Récit autobiographique écrit par Geneviève Reynaud en collaboration avec Florence Clémente
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