Les Figurantes (Extrait)
- Florence Clémente
- 27 nov. 2022
- 4 min de lecture
Malgré ses pensées qui bouillonnaient, elle était transie et ses pieds étaient gelés. Olympe essayait de se souvenir, mais rien ne venait.
Son père ne lui avait jamais rien appris. Elle le voyait découpant le sacro-saint poulet dominical, un des rares moments où il était à la maison. Il ne lui avait jamais appris à marcher ni à faire du vélo, ni à nager ou à lire, ni à jouer aux cartes et encore moins à bricoler.
C’est à ça qu’elle pensait, à l’instant même, n’osant bouger le moindre doigt de pied de peur qu’il ne casse comme du verre. Elle attendait son tour, la goutte au nez, les paupières semblant vouloir se coller l’une à l’autre irrémédiablement à chaque clignement. C’était, un matin, blanc et immobile. Le brouillard semblait figer le petit groupe qui patientait avec elle.
Olympe continuait à fouiller sa mémoire. Rien. « Mon père ne m’a jamais rien appris » se répétait-elle. Et pourtant elle était là, parmi ces quelques hommes et cette poignée de femmes emmitouflés. Ce jour d’hiver était revêtu d’importance comme il revêtait de givre la campagne environnante. Elle enleva ses gants, pendant que deux personnes râlaient à voix basse derrière elle. La date avait été maintenue et c’était n’importe quoi selon elles, à cause du froid. Elle bougea ses doigts un par un. Pour l’instant, ils répondaient tous et c’était tant mieux, car elle en avait vraiment besoin aujourd’hui.
Emma se tenait à l’écart du groupe, une cigarette entre ses doigts qui tremblaient. Olympe avait sans cesse l’impression que son amie allait se dissoudre sous ses yeux. Depuis les bancs de la maternelle, elles avançaient toutes les deux presque côte à côte même si pendant quelques années leurs chemins s’étaient écartés, Olympe ne semblait pas étonnée de se retrouver là, avec elle comme si cet instant était programmé depuis toujours.
Ce fut au tour d’Emma. Elle était nerveuse, car elle n’arrêtait pas de se passer le doigt sur le nez. Hésitante, elle s’avança et jeta un pauvre regard à son amie au passage. Olympe l’encouragea d’un signe de tête ce qui eut pour effet d’agiter de nouveau ses pensées dans son cerveau transformé en igloo. Mais rien n’en sortait. « Mon père ne m’a jamais rien appris ; c’est navrant, car je ne m’en étais jamais rendu compte jusqu’à aujourd’hui » pensa-t-elle.
Emma revint, plus légère. C’était au tour d’Olympe. Sereine, elle lança un pied en avant tel un brise-glace tentant d’échapper à la morsure de la banquise.
— Il n’y a que des nanas cette année, dit l’un des deux hommes engoncés dans son blouson, bonnet enfoncé jusqu’aux yeux, mains enfouies dans les poches.
— Et encore une, rajouta le plus vieux des deux, en roulant les R comme les chaînes grattant le fond des tonneaux.
— On va se les geler toute la matinée rien que pour des nanas ! renchérit le plus jeune.
— Non mais regarde-moi c'te beauté qu'arrive ; elle s’rait pas perdue par hasard ? S’rait mieux dans la télé que dans les goluches !
Olympe grimpait le coteau avec la grâce d’une actrice montant les marches. Même revêtue de ses oripeaux, elle était divine. Elle s’approcha des deux hommes qui l’attendaient dans un silence contraint. La beauté d’Olympe avait quelque chose d’incongru, presque de déplacé dans cet endroit. Hypnotisés, les deux hommes en avaient perdu leurs mots. Olympe prit alors la parole et se présenta. Le plus vieux des deux hommes se reprit et lui dit d’un ton un peu sec :
— Allez-y !
Olympe se pencha sur le premier cep et d’un seul coup d’œil se décida.
— Je vais garder celui-ci et couper tous les autres, dit-elle en désignant le plus prometteur. Au moment où elle approcha la lame tranchante, l’autre homme l’interrompit :
— Vous êtes sûre ? dit-il en expulsant une vapeur blanche de sa bouche.
— Oui. « Un peu, que je le suis » et joignant le geste à la pensée, elle sacrifia d’un coup sec et énergique les bois les plus faibles. Elle se releva et enchaîna avec le cep suivant. Cette fois, elle ne fut pas interrompue. Elle taillait avec une précision chirurgicale. Ses gestes étaient sûrs et vifs. En une seconde, elle savait jauger chaque cep. Les deux hommes observaient méthodiquement chacune de ses actions sans émettre le moindre son. De la taille de la vigne dépendait la future récolte. C’était un geste intuitif et technique. Quand elle eut terminé la dizaine de ceps que les deux hommes lui avaient désignés, elle se releva. Le regard des deux hommes confirmait son adoubement, mais aucun d’eux n’arrivait à le lui dire. Comme si ça les contrariait d’admettre qu’elle taillait aussi bien qu’eux-mêmes, voire peut-être encore plus finement.
Son père ne lui avait jamais rien appris. Mais il lui avait transmis ce geste intergénérationnel même si rien ne la prédestinait à marcher dans ses pas.
Olympe referma son sécateur avec délicatesse et ramena une grande mèche de cheveux derrière son oreille. Rivant son regard bleuté dans celui des deux hommes, elle leur dit :
— Je suppose que cela vous convient ?
Puis, plantant-là les deux vignerons médusés, elle redescendit le coteau d’une démarche de biche, un sourire aux lèvres [...]
Extrait du roman LES FIGURANTES - Florence CLEMENTE -
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