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Photo du rédacteurFlorence Clémente

Le jour dont je ne veux plus prononcer le nom


Cette année je ne m’enchainerai pas au traditionnel sapin de Noël, coupe de champagne d’une main et toasts dans l’autre tout en fredonnant « We whish you a Merry Christmas ». Cette année je whish rien du tout à personne.

J’appréhende déjà les questions :

« Qu’est-ce que tu fais pour les fêtes » ?

Rien ; je ne veux rien faire. Je ne veux pas fêter Noël.

« Tu n’aimes pas Noël ? Comment c’est possible de ne pas aimer Noël » ?

Je n’ai pas dit que je n’aimais pas Noël. Je ne veux pas fêter Noël de cette façon !

« Noël c’est se retrouver en famille » !

Bien sûr, il faut attendre Noël pour ça ; le reste de l’année chacun reste chez soi en faisant la gueule.

« Noël c’est les cadeaux » !

Je ne veux pas de cadeaux, je veux me fabriquer des souvenirs.


Comment faire passer le message ? C’est presque impossible à comprendre pour la plupart des gens. Ne pas fêter Noël, enfin ne pas le fêter comme tout le monde avec sapin, bûche, cadeaux, cela ne me donne pas l’impression de rater un moment particulier et je me demande si ceux qui fêtent Noël savent encore pourquoi.


« Mais tout le monde fête Noël » ! me rétorque-t-on.

Heu non ; tout le monde ne fête pas Noël de la même façon. Dans certains pays cela n’existe même pas. Sans oublier toutes les personnes qui ne peuvent pas le fêter. Noël c’est la fête de ceux qui ont une famille, de ceux qui ont les moyens. C’est aussi l’une des plus vastes supercheries de l’humanité. Le premier mensonge raconté aux petits.

Ne pas fêter Noël où ne pas y trouver le même intérêt que les autres n’est pas un signe de déficience mentale ou synonyme de problèmes familiaux. Oser dire que qu’on n’aime pas Noël, c’est presque commettre un délit dans notre société où cette fête de famille est si ancrée dans l’inconscient collectif qu’il est très difficile d’y échapper. Mais pourquoi s’infliger ça ? Pourquoi voir la famille parce que c’est la famille ? Pourquoi manger plus que de raison ? Pourquoi couper des arbres que l’on brûle une semaine après, recevoir des cadeaux qu’on va échanger ou refourguer sur le Bon Coin ? Comment échapper à cet exubérant et superficiel sprint consumériste ?


L’injonction à la joie est ce que je supporte le moins. Tout le monde doit être heureux et joyeux parce que c’est Noël. Personnellement je ne me retrouve pas au milieu de ces visages béats dans cette atmosphère soi-disant féérique. Cela fait bien longtemps que je ne me sens plus à ma place dans ces repas de fêtes. Ces réunions de famille teintées d’hypocrisie et de non-dits. Obligés de se réunir et surtout de bien s’entendre, faire attention à ce que l’on dit, mesurer ses paroles, afficher un sourire de Noël à porter avec une tenue de Noël, éviter les sujets sensibles (politique, religion, réchauffement climatique, etc.), écouter les mêmes et interminables conversations.

Je suis perdue dans cette fête figée, dictée par des règles.

Je m’égare dans cette démesure dans cette obligation de fêter Noël.

Je ne supporte pas la pression sociale sans cesse renouvelée qui oblige Noël à être un idéal de convivialité et de reconnaissance mutuelle difficilement atteignable. Offrir des cadeaux doit rester un acte spontané et non imposé.


Noël est une débauche, une démonstration de poudre aux yeux et de fioritures, rien n’est plus vrai dans cette fête complètement dénaturée. Cet indécent déballage lumineux, ces préparatifs d’orgies, cette putain de chanson « All I want for Christmas… », qui a fait choir de son piédestal le « Petit Papa Noël » de Tino Rossi, ces « Joyeux Noël » balancés à tous les coins de rue tel des slogans publicitaires. Facebook, exutoire immonde où se déversent des milliers de photos de famille qui se ressemblent toutes : sapin illuminé, tas de cadeaux, table remplie de bouffe, sourires plaqués de rigueur, le tout bien recouvert de papiers multicolores, de bolduc argenté, de bougies pailletées afin de masquer le mal être ambiant, la tristesse flagrante, le ras le bol persistant, les problèmes en tout genre. Noël est devenu un tour de passe-passe. Avant le 23 décembre les visages sont enténébrés ; le 24 et le 25, ils se parent d’un blanc aussi lumineux que la neige (tiens, même elle n’est plus au rendez-vous !). Tout le monde est frappé d’amnésie ! C’est absolument prodigieux.


La fête de Noël n’existe plus. Eviscérée, exsangue, dénudée. On a assassiné Noël. La société de consommation a pulvérisé d’un coup de patin de traineau la plus belle des fêtes religieuses, le vieux barbu travesti de rouge a gommé l’un des plus beaux contes de l’univers, balayé Saint Nicolas et sa mule. Et puis un petit bébé né de parents pauvres dans une étable en plein hiver ça ne fait plus rêver personne. Des pauvres y en a à tous les coins de rue et au milieu de la mer, ce n’est pas la peine d’en remettre une couche.

Noël n’existe plus. Il reste tout juste un fantôme blafard de ce qui autrefois était une fête pleine de sens, tissée de profondes valeurs familiales, synonyme de transmission, trois voire quatre générations autour de la même table, une ambiance joyeuse et vive mêlée à la douceur et la sagesse des anciens, les voix qui s’élevaient à l’unisson en fin de repas pour chanter, sacrifiés au nom du dieu consumérisme et la déesse profit.


Tous les mois de décembre sont une longue descente aux enfers qui me rappelle chaque jour que je ne suis pas comme les autres. Cette espèce de vide qui se forme à l’intérieur de moi quand se profile les premiers jours du mois. J’imagine alors un blue hole, ce trou marin gigantesque, cette grotte cachée au fond de l’océan. Les pourtours en surface sont bleu clair et le centre est bleu nuit, presque noir. Je suis au milieu du trou bleu et je m’enfonce lentement dans ses limbes jusqu’à la grotte où la scandaleuse « magie de Noël » je l’espère ne pourra m’atteindre.

Pour la première fois de ma vie, je renonce à descendre au fond du blue hole. Je brise mes chaines, je rue dans les barrières, je m’échappe vers ma prairie mentale, refusant de me laisser dicter ma conduite pour faire plaisir aux autres. Je ne veux plus jouer le rôle que tous attendent de moi dans une mise en scène qui m’étouffe.


Et puis, il y a quelqu’un qui m’attend quelque part.

Quelqu’un auquel je n’ai pas rendu visite depuis treize ans, depuis qu’il a quitté la demeure familiale pour se mêler au vent et à la terre de sa parcelle de vigne préférée. C’est mon père. En cette période de l’année, je me dis que s’il y a bien une personne au monde qui peut me comprendre, c’est lui. Je sais qu’il m’attend, souriant, de son air moqueur habituel.

Je l’entends déjà : « ça te prend la tête, toi aussi, tout ce bordel » ?

Le 25 décembre après-midi, je suis allée lui rendre visite, comme à un vieil ami. Sa nouvelle demeure était très modeste. Son nom et son prénom gravés sur une simple stèle, posée là, au pied de la petite vigne familiale sur une terre ocre jonchée de pierres calcaires de toutes les tailles. Un souffle froid balayait l’endroit quand je suis arrivée. J’ai fait le tour de la parcelle, louvoyant entre les ceps comme si je visitais chaque pièce de sa nouvelle maison. La stèle blanche sculptée de lettres rouges surplombait tout le village quand un rayon de soleil téméraire l’avait soudainement illuminée. Tel un gardien de phare, mon père était là, surveillant tout son petit monde, le couvant des yeux avec son infinie bienveillance. La vigne avait été prétaillée ; les bois tirés formaient de gros tas en bas des rangs. J’en extirpais quelques sarments, réalisant un petit fagot. J’ai toujours aimé le contact de cette plante. Cette liane si verte et tendre au printemps qui se métamorphose en hiver pour former des bois secs d’un brun sombre. J’ai déposé le fagot au pied de la stèle. J’ai parlé à mon père. Il était content et moi aussi. Je lui ai promis de revenir le voir au Printemps. Il m’a dit qu’il m’attendrait. Qu’il n’avait rien de prévu pour le moment. C’est lui qui a terminé la conversation en me disant « N’attends pas d’être morte pour être libre ».


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