La belle endormie
Storytelling - récit de vie -
Ne vous est-il jamais arrivé d’être émue devant un objet ?
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme » ?
Quand j’ai soulevé le drap qui la recouvrait, je pouvais à peine marcher. Des années qu’elle était là, juste au-dessus de ma chambre. Son plateau lustré, le laqué beige-grès de sa charpente, ses dorures étincelaient comme au premier jour. La belle endormie d’aluminium et de bois, immobile et silencieuse, avait l’air bien plus en forme que moi qui claudiquais douloureusement depuis des semaines sur des béquilles.
Quand j’ai soulevé le drap, ce que j’ai surtout vu ce sont les mains de Claire qui s’activaient autour de la canette. J’ai caressé du bout des doigts le bois velouté qui entourait le mécanisme et puis tout naturellement ma main s’est promenée sur la pointe hérissée de la broche à bobine et puis sur le volant que j’ai fait tourner lentement. Puis, j’ai fait coulisser la glissière du compartiment où se loge la canette. Quelle surprise quand j’ai découvert qu’elle y était encore ! Mes doigts ont ensuite effleuré la lampe presque tiède, comme si Claire venait de l’éteindre.
Il m’a soudain semblé entendre sa voix : « Eh bien ! Ma petite, qu’est-ce qui t’arrive » ? De saisissement, je me suis assise et les souvenirs ont jailli. Les moments passés dans la maison de mon arrière-grand-mère auprès de ma grand-mère Éliane qui pour mes cinq ans m’a offert mes premières aiguilles et m’a initiée au canevas et au tricot. Les rangées de laine qu’elle défaisait inlassablement, me demandant de recommencer. « C’est trop serré ma chérie, tu vas pas pouvoir passer ton aiguille ». Je me revois, infatigable, fouillant sans relâche, le grenier poussiéreux de la ferme familiale, parcourant vieilles malles et caisses défoncées, exhumant des trésors : vieux bouts de tissus et dentelles anciennes. De temps à temps, il m’arrivait d’échanger aiguilles et fils contre marteau et clous. Je fabriquais et confectionnais sans arrêt.
Broder, crocheter, tricoter, bricoler, décorer, je n’ai finalement, presque jamais cessé depuis ma plus tendre enfance. La voix chevrotante de Claire surgit de nouveau dans mes pensées recouvrant celle de ma grand-mère Éliane « Pourquoi n’essaies-tu pas ? Passe le fil, mets un morceau de tissu et appuie donc sur la pédale ! » La vieille dame a presque cent ans, c’est une machine à coudre Singer, qui répond aussitôt à mes sollicitations, se mettant à ronronner tel un chat au moment où j’actionne la pédale. Elle frémit sous mes doigts et vibre comme une débutante qui réaliserait son premier ourlet. Elle frissonne de joie comme si les mains de Claire, mon arrière-grand-mère, couturière de son état, venaient tout juste de la quitter.
Depuis ce jour, je crée, je couds, je pique, j’assemble, je brode. J’ai caché mes béquilles au fond d’un placard. La machine à coudre de Claire trône désormais au milieu de mon atelier auprès de ses consœurs multicolores, électroniques et ultramodernes. Elle ne tombera jamais en panne et même sans électricité, elle sera toujours là, fidèle au poste, prête à planter sa fine aiguille dans mes jolies créations.
Florence Clémente – Écrivain | Biographe
— Mars 2023 —
(Storytelling réalisée en novembre 2019 pour le blog Ikigaï Couture)
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